Espace élus

Depuis combien d’années êtes-vous berger ?

« Depuis toujours. J’ai trente-cinq ans et j’ai commencé à quatorze ans. Je suis d’une famille d’éleveurs de Bédoin. Il y a eu mon père, mon grand-père… toujours à Bédoin. Je ne sais faire que ça et je l’ai fait toute ma vie. Je ne changerai pas. Mes sœurs gèrent la partie administrative. Et moi, les moutons. Dans ce métier, à part les loups, il n’y a rien d’autre que je déteste. Les premiers que j’ai vus, il y a au moins huit ans, on m’a pris pour un fou. Puis on a commencé à trouver des biches mortes. On a des dégâts toutes les années, même en plein jour, même en surveillant tout le temps. Dans des bois comme ici, les chiens ne les entendent pas. Depuis dix ans, je suis à mille brebis perdues. Avant, tous les jours on voyait entre quarante et cinquante mouflons. Depuis le dix juin, je n’en ai vu que deux. Les biches et les cerfs, c’est pareil, ça c’est calmé. Il reste des chamois, ils se mettent dans les barres rocheuses là-haut. »

Combien de moutons avez-vous ?

« Aujourd’hui à la bergerie, il y a six cents moutons, des marrons, des blancs. Et en tout sur Bédoin, entre trois et quatre mille. Après on a aussi beaucoup de bêtes en Savoie, à côté de Moutiers. Là-haut, il y a de l’herbe. Ici, c’est plus dur. Les arbres sont partout, comparé à la Savoie où vous voyez les moutons à trois kilomètres. Je n’ai que des mérinos de la Crau que j’élève pour la viande, les agneaux que je vends toute l’année. De gros agneaux. Ils commencent déjà à naître. On vend aussi des brebis pour la reproduction, on a un acheteur vers Narbonne et à Aiton en Maurienne. Il y a environ un bélier pour trente brebis. Pour un troupeau comme aujourd’hui, il y en a une vingtaine. »

Quand la tonte a-t-elle lieu ?

« C’est au printemps qu’on les tond normalement. Mais on le fait en plusieurs fois. On attaque fin février. On continue un peu au mois de mars et on finit au mois d’avril. On vend la laine à un gars de Pertuis. »

Vous partez dans la montagne à quelle époque ?

« L’estive commence vers le dix juin. En général, on traverse Bédoin le dimanche et le lundi les unes montent ici et les autres partent en camion en Savoie. C’est moi qui les transporte. Les premières reviennent vers le 25 [octobre]. En haut du Ventoux, on y monte fin juin, début juillet. Les moutons dorment carrément au sommet. Et ensuite, on redescend doucement à l’automne pour les faire vêler en bas. Ces brebis-là vêleront en novembre. On travaille dans cinq bergeries à Saint-Estève, les Fébriers, le Toumple, la Couanche et Roussas. Je loue le terrain à la commune de Bédoin. On a quatre mille cinq cents hectares, mais seulement cent hectares au mont Serein où on est allés cette année pour la première fois. Certains endroits sont interdits. Moi, je reste dans la montagne tout le temps, je ne redescends qu’au mois de novembre. Les bêtes dorment dans la bergerie et moi dans la cabane à côté. »

Et là, vous avez perdu quelques bêtes hier.

« Oui, il en manque une poignée. Elles ont des cloches, mais hier il y avait du vent et on n’entendait rien. Je les compte tous les soirs ou dans la journée si j’ai un doute. On a aussi des brebis qu’on reconnaît facilement. Les chiens ne voient pas tout, ils font surtout ce qu’on leur dit. Avec le troupeau aujourd’hui, j’ai quatre chiens, mais en tout j’en ai sept. Il y a des Border Collie, des Beaucerons, des Patous, un berger d’Anatolie. Ils s’appellent Tonkin, Matelot, Minot, Pitcho, Sauvage… Avant, les moutons n’étaient pas d’une race à laine. S’ils se perdaient, ils revenaient tous seuls à la bergerie parce qu’ils avaient froid. Et avant, il n’y avait pas de loups. S’ils couchaient dehors une nuit ce n’était pas grave. »

Que mangent vos moutons ?

« Tous les jours, ils broutent environ deux kilos et demi d’herbe quand elle est verte et un kilo et demi quand elle est sèche. Ici, on est déjà passé, il n’y a plus grand-chose à part le thym, mais elles ne le mangent qu’en dernier recours. Sinon, elles mangent tout à part ce qu’on appelle les roses de Noël qui fleurissent au mois de décembre et qui ont une mauvaise odeur. Ici, on a des quotas. On ne peut pas mettre autant de moutons qu’on veut. On est limité à sept cents bêtes par troupeau et à trois troupeaux : deux ici et le troisième au mont Serein. Le deuxième troupeau est au jas de la Couanche en ce moment. C’est mon frère Pascal qui le garde. Et on doit respecter un calendrier. De telle date à telle date, on doit manger ici ou là. On n’est pas libre de faire ce qu’on veut. Après Perrache, les moutons iront à la bergerie de Saint-Estève, tout en bas. »

Voyez-vous des changements dans le Ventoux ?

« L’espace se ferme de plus en plus. Il y a de plus en plus de genévriers que les bêtes mangent à peine, et surtout du buis. À certains endroits ici, il n’y avait presque pas d’arbres. Et regardez autour de vous. C’est plus difficile qu’avant de garder les moutons maintenant. Perrache, c’est l’un des endroits les plus durs, c’est tellement épais. »

Le bruit des cloches ne les dérange pas ?

« Non. Certaines bêtes y sont tellement habituées qu’elles sont perdues quand on leur enlève. J’avais un bouc sauvage qui se laissait attraper comme un chien quand il voyait les cloches qu’on leur met pour la montagne. Ce jour-là, il savait qu’on allait partir. »