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Doyen honoraire de la faculté de droit, économie, gestion d'Avignon, membre du Conseil scientifique de la réserve de biosphère.

En tant que scientifique, j’imagine que votre perception du Ventoux diffère du commun des mortels. Quelle définition en donneriez-vous ?

« Je ne crois pas que cette perception soit nettement différente, particulièrement dans les premières approches du Ventoux. Même lorsque le « Géant de Provence » devient sujet d’études scientifiques, il y a toujours au départ une émotion en raison de la configuration du site, de la richesse de son sol, de la variété des climats qui le traversent d’un bout à l’autre, ainsi que de la diversité de la faune et de la flore. Ce sentiment s’explique finalement assez bien : le Ventoux est d’une dimension exceptionnellement imposante, lorsqu’on l’aborde depuis la plaine du Comtat Venaissin. En quelques minutes de voiture, on passe de la plaine la plus plate à une hauteur avoisinant deux mille mètres. Insistant sur ce contraste, Jean Giono (1895-1970) présentait déjà le Mont Ventoux comme une « montagne qui habite un pays qui n’est pas le sien ».
On est également impressionné par sa forme particulière en accent circonflexe, qui lui donne à la fois de la stabilité et de la puissance, en le rendant accueillant. Pablo Picasso (1881-1973), qui aimait le Vaucluse, l’a ainsi mis en valeur dans certaines Bacchanales. Le Ventoux, omniprésent, peut être vu depuis la Montagne Sainte-Victoire, la Sainte-Baume, la Méditerranée, le Mont Canigou, la Lozère… Une autre particularité tient à la blancheur de sa calotte sommitale et à son caractère lunaire, qui contrastent avec les flancs verts et la richesse végétale du piémont.
Mais il est vrai qu’une approche scientifique du Ventoux amène à se spécialiser. Par exemple, si Jean-Henri Fabre (1823-1915) a privilégié l’étude entomologique, Franz Leenhardt (1846-1922) a suivi un autre chemin, celui de l’analyse géologique des sols. Actuellement, les membres du Conseil scientifique de la réserve Biosphère (qui siègent à titre bénévole) affichent des spécialités différentes – écologie, biologie, géographie, économie de l’environnement, droit de l’environnement, chercheurs à l’INRA… -, qui n’empêchent pas, d’ailleurs, une approche pluridisciplinaire du Ventoux. Pour ma part, bien que juriste, j’ai privilégié dans mon ouvrage « Envoûtant Ventoux » une approche historique de cette montagne – qui est véritablement le fruit d’une « reconstruction humaine » -, sans négliger, il est vrai, les autres sources d’informations, notamment dans le domaine de la géographie et de la sociologie. »

Quelle est sa spécificité par rapport aux autres montagnes des Alpes ?

« La spécificité du Ventoux, qui annonce par sa présence les Alpes, tient surtout au fait qu’on passe de la plaine à la montagne en très peu de temps, comme si l’on était brusquement immergé. Ce phénomène ne s’observe pas toujours dans les Alpes, où les massifs se juxtaposent dans une sorte de continuité : une montagne plus haute ne l’est que par rapport à sa voisine. Sur le Ventoux, on a la possibilité de traverser en une seule fois plusieurs climats et plusieurs étages de végétation. C’est pourquoi on ne doit pas être surpris, même si l’on s’échappe de la chaleur parfois écrasante du piémont, de voir au sommet des fleurs de pierrier, habituées aux grands froids.
Cette observation a été faite de manière scientifique dès 1811 par Esprit Requien (1788-1851), fondateur du Musée d’Histoire naturelle d’Avignon. Il avait alors démontré que la végétation du Ventoux s’étage en altitude selon cinq zones, de 300 mètres au piémont jusqu’au sommet : l’étage méditerranéen est dominé par les chênes verts ; l’étage, dit collinéen, remonte jusqu’à 1000 mètres, avec une dominante de chênes blancs ; l’étage, dit montagnard (1000-1600 mètres), accueille notamment le hêtre rabougri en y associant sur le versant nord des sapins, du buis, des églantiers… L’étage, dit subalpin, commence vers 1 600 mètres. Il est l’univers des pins à crochets, tordus par la force du vent, et des genévriers prostrés ; le dernier étage est constitué de la calotte sommitale, également appelée étage pseudo-alpin. On y trouve des pelouses d’altitudes avec une riche flore alpine sous influence méditerranéenne : ibéris de Candolle, euphorbe de Loiseleur, pavot orangé - dit « pavot du Groenland », répertorié par Jean-Henri Fabre… 

Quel est l’intérêt pour lui d’un classement en parc naturel régional ?

« Le classement en parc naturel régional présente de très nombreux avantages pour le massif du Ventoux. Il permettra, autour d’un projet concerté et collectif, de réguler le développement de l’habitat – sans interdire de nouvelles constructions -, en protégeant les plaines et en assurant l’harmonisation du bâti. Il est de nature à consolider les deux grandes sources de développement économique du Comtat-Venaissin, qui sont le tourisme et l’agriculture. On devrait même assister à un phénomène de « labellisation » non pas seulement du Ventoux, mais aussi de tous les villages et villes compris dans le périmètre du parc, phénomène qui va accentuer l’attractivité des lieux et de la production locale. On peut enfin espérer de ce classement une prise de conscience collective en matière de protection du milieu naturel, particulièrement de sa biodiversité. »

Quel est le rôle du Conseil scientifique de la Réserve Biosphère du mont Ventoux ?

« La réserve de biosphère est une reconnaissance par l’UNESCO de zones modèles conciliant la conservation de la biodiversité et le développement durable. Le Ventoux a reçu cette qualification en 1990. Il revient au Syndicat Mixte d’Aménagement et d’Équipement du Mont Ventoux (SMAEMV) d’animer et de mettre en œuvre les actions de la Réserve de Biosphère du Mont Ventoux. Depuis 1996, un Comité de gestion, regroupant élus, administrations, gestionnaires, usagers de l’espace, associations locales, assiste la structure coordinatrice dans ses choix. Ce Comité a rédigé le plan de gestion de la Réserve de biosphère, définissant les actions à mettre en œuvre, par exemple, pour la protection et la mise en valeur du patrimoine naturel, des sites et des paysages, ainsi que pour le soutien au développement économique durable. Le Conseil scientifique, composé de représentants des sciences de la nature et des sciences de l’homme, est là pour accompagner la structure coordinatrice dans ses actions. »

Comment appréhende-t-il l’impact du changement climatique sur le massif. Est-il déjà décelable ?

« L’impact du changement climatique sur le massif est effectivement une préoccupation du conseil scientifique, qui s’intéresse par exemple au niveau d’enneigement du mont Ventoux et à la pérennité des sources et résurgences alimentées par les eaux pluviales déversées sur cette montagne.
Sur le point de savoir si le changement climatique a un impact décelable sur le massif, il reste des études plus locales à poursuivre et à explorer sur ce point, qui pourraient s’enrichir de l’expertise de climatologues. À titre personnel, je n’en ai une perception qu’à travers le témoignage des anciens, notamment de certains agriculteurs, qui m’ont fait état de changements importants dans leur façon de travailler : par exemple, nombreux sont ceux qui ont indiqué commencer plus tôt les vendanges (une dizaine de jours plus tôt), par rapport à ce qui se faisaient dans les années 1970. Ils ont observé aussi une arrière-saison plus sèche, les premières pluies intervenant plus tardivement. En revanche, personne ne s’accorde pour dire qu’il y a nécessairement moins de neige sur le Ventoux depuis 30 ans. Le niveau d’enneigement y a toujours été perçu comme très aléatoire d’une année sur l’autre. Si une différence s’est faite sentir, je la ferai remonter au XIXe siècle : à cette époque, il n’était pas rare, dans les articles de journaux, d’y faire mention d’un enneigement sur plusieurs mois. »